Peur du Noir

Il faisait noir ; normal, c'était la nuit. J'étais couchée dans le lit de ma chambre de la Cross Guard. Il s'était passé beaucoup de choses dans la journée, à commencer par mon admission dans l'organisation, ma rencontre avec Monsieur Kerio … J'aurais dû me sentir soulagée.

Je jetais un coup d'œil circulaire dans ma petite pièce ; non, je n'y voyais plus rien. Mais dehors, un quartier de Lune brillait de tous ses éclats, projetant des ombres malsaines sur les murs. Elles dansaient tout autour de moi, s'approchant peu à peu, puis reculaient, s'aventurant de plus en plus près … Ces ombres avaient des formes grotesques, comme sorties de l'imagination torturée d'un savant fou en quête de cobaye ; si elles n'avaient pas été aussi silencieuses, elles auraient sans doute poussé des cris de cauchemar, à réveiller en sursaut les jeunes gens dormant tranquillement dans leur lit. En l'occurrence, le jeune gens, c'était moi. Comme si elles voulaient m'attaquer, me dépecer sauvagement … Bien sûr, elles n'attaqueraient pas pendant que j'étais encore réveillée, oh que non. Elles attendraient perfidement que je dorme, pour avoir tout le loisir de me dévorer, en commençant par le cœur, sans même que je me réveille …

Je fermai les yeux. Oui, moi, Lucia … J'avais peur du noir. Peur des ténèbres, des choses sombres … Je rouvris les yeux. J'étais acceptée à la Cross Guard ? Alors que je ne savais même pas lutter contre des chimères …

Je me levai, et me dirigeai silencieusement vers la porte. Je Les sentais derrière moi, prêtes à me sauter dessus ; j'entendais presque leurs rires sournois. Non, je ne pouvais pas supporter ça plus longtemps. J'ouvris la porte de ma chambre, sortis et la refermai rapidement – le plus rapidement que je pus sans faire de bruits. Elles attendront pour le repas, pensai-je pour essayer de me détendre – vaine tentative.

Je commençai à errer dans les couloirs tout en réfléchissant ; la Cross Guard avait-elle vraiment besoin de quelqu'un de si peureux, tellement peureux pour … pour avoir peur du noir ? Non, vraiment, je ne pense pas. J'étais en un mouvement continuel, pour éviter qu'Elles me repèrent et passent à l'assaut, car ce serait la fin pour moi. Je savais qu'Elles n'existaient que dans mon imagination, je le savais ! Et pourtant … Je n'arrivais pas à m'en défaire. Elles me collaient à la peau, où que j'aille, Elles me suivaient, ne m'accordant de répit que lorsque le Soleil était haut et clair … Je ne pouvais rien faire. Rien faire ! Impuissante ? Pitoyable … Quelle ! ... Oui, j'étais totalement pitoyable. Ce n'étaient que des ombres ! … Une partie de ma conscience, me souffla qu'Elles n'étaient pas n'importe quelles ombres. J'aurais dû me dire que c'était tout de même des ombres, mais … j'étais totalement sous Leur contrôle.

Pendant toutes ces réflexions, j'avais fait le tour de l'étage. Je m'arrêtai devant une porte, et frappai timidement. [Le paragraphe suivant a été fait avec l'accord du joueur de Montjoie, par MP] La porte s'entrouvrit, et je sentis une odeur étrange, à la fois d'antiseptique, neutre, de parfum bon marché, peut-être pour cacher la troisième odeur ? Une odeur de pourriture. Comment les trois pouvaient être réunies en une seule et même personne ? Je n'en savais rien. J'ouvris donc la porte complètement, et là, je vis … un masque blanc. La chambre était assez bien éclairée par la Lune, et après avoir vu le masque, je vis … une cape noire. Quoique, étaient-ce les vêtements de la personne vivant dans cette chambre, où était-ce mes yeux qui me jouaient des tours, me faisant confondre l'obscurité ambiante avec la personne présente devant moi ? Je n'en sus rien. Mais les odeurs, le masque et la cape faisaient tellement peur, le tout mêlé d'une surprise … surprenante – je ne m'attendais pas à trouver quelqu'un comme ça à la Cross Guard, plutôt à l'Echiquier -, que je m'enfuis à nouveau dans les couloirs de l'étage, claquant la porte derrière moi. Je ne criai pas, mais le cœur y était. Quelle pouvait donc être cette personne ? Je ne le saurais pas ce soir, en tout cas. Je n'avais aucune envie de retourner dans cette pièce à l'atmosphère malsaine. D'ailleurs, ce n'étaient les adhérents à l'Echiquier qui étaient censés porter des masques ? Je venais peut-être de trouver un espion. Mais si c'était un espion, il n'aurait pas une chambre à la Cross Guard, voyons ! En fait, ce n'était sans doute pas un espion. Heureusement, j'en avais eu peur.

Je m'arrêtai enfin de courir, essoufflée. Il est encore plus fatigant de courir lorsque l'on s'acharne à ne pas faire de bruit. Mais il fallait déjà que je reparte, Elles revenaient me voir, retournaient à cet assaut silencieux. Je recommençai à marcher dans l'étage ; déjà que j'avais peur des ombres, mais si en plus, j'avais peur d'un allié ! … Je ne valais vraiment rien. Et ces ombres qui ne songeraient jamais à me ficher la paix …

J'arrêtai de marcher. Pourquoi étais-je ici ? Je ne servirai à rien, en étant si peureuse … Je m'efforçai de retenir mes larmes, pour ne pas tout perdre. Mais après tout, qu'y avait-il à perdre ? Il n'y avait que moi … et Elles.

Quelque part, je savais bien que tout cela n'était pas vrai. Je savais que je n'étais pas si peureuse, que ça arrivait à tout le monde d'avoir des phobies. Mais … je le savais autant que je savais qu'Elles n'existaient pas. Je le savais, c'était si évident … mais en quelque sorte, je n'y croyais pas. Mais qu'étais-je en train de faire ? … Et puis, se lamenter sur son propre sort ne sert à rien. Il faut défendre les gens en priorité, au lieu de s'occuper uniquement de soi-même. Mais là … j'étais seule. Seule, loin des gens que j'aimais … Seule, dans le noir. Mais pourquoi mon cerveau m'inventait-il de telles histoires à propos d'ombres, de monstres … Pourquoi ? …

Je n'en pouvais plus. Il fallait que je voie quelqu'un. Quelqu'un d'humain. Et pas celui de tout à l'heure, il ne méritait pas – du moins, de ce que j'ai vu de lui – que je l'appelle humain. Mais au fond, qu'étais-je ? Sinon non-humaine ? …

Une goutte coula de mon œil, et tomba lentement par terre. Ce fut la seule. Même si je savais que je ne réussirai pas, j'avais décidé de ne pas pleurer, de juste trouver quelqu'un. Oui, c'était ça, trouver quelqu'un. Me concentrer sur cela pour ne pas penser à autre chose, comme … Trouver quelqu'un.

Je choisis une porte au hasard ; n'import laquelle me conviendrait. Je n'avais vraiment qu'une envie : trouver quelqu'un. Et ne plus voir toutes ces ombres, qui me pourchassaient, faisant leur danse macabre autour de moi … Je toquai. Tout doucement. Si la personne à l'intérieur dormait profondément, il n'y avait aucune chance pour qu'elle m'entende. Mais … si seulement …

Je ne pouvais tout simplement pas rester seule, dans ce couloir sombre, avec Elles ; sinon, qui saurait si on me retrouverait demain matin ? …

C'était la nuit. La nuit, période de repos pour certains, de travail pour d'autres, et de cauchemar pour d'autres encore …

Il était encore tôt, et seule l'une des trois lunes était déjà levée, éclairant de sa pâle clarté les êtres et les choses. Quelques rayons se faufilaient par la fenêtre grande ouverte de la chambre d'Athanase, se mêlant à la chaude lueur d'une bougie pour faire danser les ombres sur les murs blancs. Le jeune homme était assis à son bureau, couvrant d'une écriture appliquée quelques feuillets. Comme tous les soirs, il s'occupait de ses nombreuses correspondances.

Discrètement, sans se faire remarquer, et sans se mettre en avant, il avait pour ainsi dire créé ex nihilo un réseau d'espionnage … Des informateurs, sympathisant de la Cross Guard, dans tout Mär Heaven, le tenait informé des agissements de l'Échiquier dans la région où ils habitaient. De plus, Athanase tentait également de convaincre les personnes disposant d'un tant soit peu d'influence ou de pouvoir de rejoindre le camp des opposants à Diana. La plupart du temps, il n'obtenait rien d'autre qu'une réponse évasive. Rares étaient ceux qui osaient prendre parti dans ce conflit. Mais il continuait, sans se décourager, avec une patience surprenante.

Le jeune homme frissonna dans l'air froid du soir. Il releva les yeux de sa lettre, cherchant la tournure de phrase la plus à même de convaincre son interlocuteur invisible. Il fixait sans les voir les teintes rouge, orange, or projetées par la maigre flamme dans toute la pièce. Il était ailleurs, concentré sur la tâche qu'il s'était fixé, ne prêtant plus attention ni au froid ni à la pénombre.

Un souffle de vent un peu plus violent que les autres pénétra dans la chambre et vint souffler la bougie. Athanase parut se réveiller d'un coup ; il tendit le bras pour fermer la fenêtre, et posait la main sur une boîte d'allumettes quand des coups très légers furent frappés à la porte. Le jeune homme se figea un instant. Avait-il vraiment entendu quelque chose, ou n'était-ce que le fruit de son imagination ? Il hésita, puis ralluma la bougie et, la laissant luire sur le bureau couvert de feuilles, il alla ouvrir la porte.

"Lucia ? Qu'y a-t-il ?"

Pendant quelques secondes, l'angoisse me prit. Et si j'avais frappé à une chambre vide ? Si j'avais frappé à ma propre porte ? Elles se ressemblaient toutes … Resterais-je ainsi, debout devant une porte, alors qu'Elles s'apprêtaient à lancer l'assaut final ? Resterai-je ainsi, comme éveillée en plein cauchemar, toute la nuit ? Combien de temps résisterais-je avant que ce soit la fin ? …

Et là, ce fut Monsieur Eärfalas qui vint m'ouvrir. Je ne m'y attendais pas du tout, en fait. Quoique je ne savais pas si j'espérais que ce soit lui, ou si au contraire je ne le voulais pas … Je me sentais gênée sans trop savoir pourquoi … Mais je pris tout de même la parole, bien qu'elle fut d'une voix hésitante.

"Je … C'est qu'en fait … J'ai … comment dire …"

Je m'interrompis dans cette espèce de charabia ; j'étais à la Cross Guard, et j'allais voir mon chef comme une petite fille va voir sa mère ? Non. Pas possible. Quelle opinion allait-il avoir de moi après ça ? Je ne voulais pas qu'il me trouve comme ça. Je voulais qu'il puisse compter sur moi, comme sur un soldat fidèle. Je ne devais pas … C'était trop honteux de déranger ainsi mon chef.

"…Non, rien. Désolée de vous avoir dérangé ; bonne nuit.", finis-je en refermant la porte sur moi-même, au nez de Monsieur Eärfalas.

Quelle imbécile je faisais !… C'était mon premier jour ici, et déjà, je faisais des … choses à ne pas faire. Le pire, c'est que je ne pus rien faire d'autre que de m'asseoir, dos au mur, juste à côté de la chambre ; enfin, laisser tomber conviendrait peut-être mieux. Je me recroquevillai sur moi-même, pour ne plus voir ces ombres qui gesticulaient devant moi, trop contentes de voir que je m'offrais à elle. Comment lutter contre des ombres ? Je n'y arrivais pas. Je n'y étais jamais arrivé, et jamais n'y arriverai, sans doute. Quelques gouttes de larmes tombèrent sans bruit ; je me retins de pleurer plus, je ne devais pas pleurer, je me l'étais promis. Je ne pleurai plus, mais restai en boule, comme ça. Je ne sus jamais combien de temps je fus restée dans cette position, avec Elles, dans le noir. Peut-être quelques secondes, peut-être plusieurs heures. La nuit est parfois si longue …

Athanase resta figé à regarder la porte. Il était franchement perplexe, et ne comprenait pas la réaction de Lucia. Elle frappait à la porte, puis prétendait n'avoir rien à dire ?...

Elle n'avait pas l'air très à l'aise … En vérité, elle avait même eut l'air, à l'instant où Athanase ouvrait la porte, de déjà regretter d'avoir frappé. Y avait-il quelque chose qu'elle n'osait pas lui demander ?

Le jeune homme hésita, la main sur la poignée. Si elle préférait repartir, de quel droit la forcerait-il à lui dire ce qu'elle souhaitait taire ? Mais sur une impulsion il sortit à son tour dans le couloir, dans le but de rattraper Lucia.

Pas la peine d'aller la chercher bien loin … Il trébucha presque sur la jeune fille recroquevillée à terre.

"Lucia ! Lucia ! Ça ne va pas ?"

À croupetons à côté de la jeune fille, Athanase la tenait par l'épaule, inquiet.

Et mon nouveau chef sortit de sa chambre. Et il s'agenouilla à côté de moi. Et il s'exclama quelque chose comme "Lucia ! Ça ne va pas ?". D'un ton inquiet, qui plus est.

Le choc. Si je m'attendais à quelque chose de ce genre … je serais allée m'asseoir plus loin ? Non. Peut-être que j'avais eu envie qu'il ressorte et revienne me voir. J'en avais brûlé d'envie. Je n'aurais pu rester seule. Impossible. Pas avec Elles … Elles m'auraient dévoré … Elles m'auraient dévoré, puisque j'y croyais tant … J'étais sûre que si j'étais convaincue qu'Elles n'existaient pas, Elles n'existeraient effectivement pas … Mais je n'y arrivais pas. J'avais essayé, pourtant. À croire que la volonté ne fait pas tout, il faut aussi … autre chose.

Je rouvris les yeux entre mes mains moites, relevai la tête. Je ne sais pas où ai-je pu trouver la force de regarder Monsieur Eärfalas dans les yeux, mais je le fit.

"J'ai … peur du noir."

J'avais parlé d'une voix claire, neutre, contre toute attente. Lointaine, aussi. Puis je détournai le regard vers le sol, ne sachant vraiment pas ce que je faisais là, à passer pour une gamine aux yeux de mon nouveau chef, encore une fois. Je n'avais pas pu dire ça … Pas à mon chef … Pourquoi ce genre de choses semblait n'arriver qu'à moi ? J'aurais voulu ne jamais le dire, la cacher au reste du monde, cette peur. La garder tapie au fond de moi. C'est pourquoi j'espérais de tout mon cœur que toute cette nuit fût un cauchemar, que j'avais dû m'endormir après une journée bien animée … mais je savais que ce n'était pas vrai. Enfin justement si, c'était vrai, très vrai. Je le savais parfaitement, même si je refusais de l'admettre. Qui admettrait avoir avoué à son supérieur qu'il avait peur du noir comme un enfant ? Et j'avais même une preuve que ce n'était pas un mauvais cauchemar. Dans mes rêves, les gens n'ont jamais d'ombre. Et dans la réalité, je n'ai jamais eu la force de regarder la mienne.

L'aveu soudain de Lucia prit Athanase au dépourvu. Comment réagir face à une telle déclaration ?

Certains se moqueraient. Mais ce n'était pas le genre du jeune homme, et de plus il savait pertinemment ce qu'était une phobie, et en quoi il était impossible de contrôler une peur de cette envergure, aussi stupide qu'elle puisse paraître, et ce même si l'on en était soi-même conscient. Une phobie est quelque chose qui prend à la gorge, qui vous noie, vous submerge, vous laisse tremblant, en pleurs, au bord de la nausée ou de l'évanouissement … Lucia était déjà bien forte, si elle parvenait à sortir de sa chambre à la recherche d'un peu de compagnie pour l'aider à surmonter l'épreuve.

Athanase l'aida à se relever et la fit s'asseoir sur le bord de son lit. La bougie brûlait toujours sur le bureau, dispensant une chaude lumière dans la chambre étroite. Le jeune homme commença à ranger les papiers qui s'étalaient sur le meuble, tout en parlant à Lucia.

"Vous ne parvenez jamais à dormir ? Je pense que si, vous seriez épuisée sinon … Vous devez bien avoir un truc !"

Que de gentillesse chez ce jeune homme. Il m'aida à me relever, et pour me faire asseoir sur son lit. Je pensais qu'il rirait, mais non. Une surprise de plus en cette sombre nuit. Et presque toutes ces surprises concernaient Monsieur Eärfalas … Pourtant, je n'avais pas pensé trop le sous-estimer ; mais les points positifs s'accumulaient. On n'en était pourtant qu'au premier jour …

Je me sentais plus calme ; Elles ne réussissaient pas à passer la porte de cette chambre. Avec Monsieur Eärfalas, j'avais moins peur. Je sentais que si d'autres le savaient, ils penseraient certaines choses … Je n'en avais guère envie. De plus, cela gênerait mon chef. Je n'en avais guère envie non plus … encore moins, je crois.

"Là d'où je viens, j'avais une amie … Elle contrôlait les ténèbres ; comment avoir peur dans cette situation ? Je n'avais pas à avoir peur, et si je l'avais, je n'avais qu'à venir la voir pour qu'elle dissipe mes peurs comme autant de mauvais rêves fantomatiques …"

Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je précisai :

"Elle s'appelait Cecille."

J'eus un petit sourire. C'était une précision complètement inutile.

"Mais je doute fort que vous la connaissiez … C'est même certainement improbable."

Cecille appartenait à mon monde, pas au sien. D'ailleurs, elle me manquait … comme tout les autres. Mais ce n'était pas le moment de se lamenter. D'ailleurs, au lieu de regretter, je devrais plutôt m'excuser …

"Mais je vous embête avec mes histoires … D'ailleurs, je dois vous embêter tout court. Je suis désolée. Vraiment.", dis-je en tournant le regard vers mon chef.

Je me répétai un peu, mais je souhaitais vraiment insister sur ce point, Monsieur Eärfalas n'ayant eu aucune raison de venir me rechercher …

Athanase avait fini de ranger les lettres et ébauches de réponses qui jonchaient auparavant son bureau. Relégués en piles sur l'étagère qui le surplombaient, les papiers devraient à présent attendre le lendemain pour retrouver un peu de liberté. La chambre était petite, et il ne pouvait pas tirer la chaise pour s'y asseoir sans écraser les pieds de la jeune fille assise sur le lit ; il s'installa donc sur le rebord de la fenêtre. Large de presque un mètre, creusant dans le mur tout aussi épais comme une petite niche qui montait pratiquement jusqu'au plafond, il faisait souvent office de siège pour le jeune homme qui préférait se poster près d'une ouverture, et regarder le ciel. Mais pour l'instant, le carreau était clos, et ce n'était pas le ciel, ni les lunes -la première levée, en quartier ; les deux autres, se levant tour à tour sur l'horizon- qu'il regardait. Adossé contre l'un des côtés de l'alcôve, enserrant ses jambes repliées de ses bras, il écoutait Lucia.

La jeune fille avait l'air d'aller un peu mieux. Peut-être était-ce le fait de parler qui chassait sa peur ?

"Non, vous ne me dérangez pas … Si parler vous fait du bien, n'hésitez pas à continuer." fit le jeune homme avec ce qui était chez lui le plus proche d'un sourire. "Mais dites-moi … D'où venez-vous au juste ?"

Mon chef s'était installé sur le rebord de la fenêtre ; en effet, sa chambre était petite. Plus petite que la mienne …? Ce n'était pas normal que le chef ait une plus petite chambre que ses soldats. Je lui en parlerai.

D'où je venais ? Bonne question. Mais si je le disais vraiment à Monsieur Eärfalas, est-ce qu'il me croirait ? C'était tellement … incroyable. Même moi, je n'en revenais pas. Alors lui dire … Enfin, je devait déjà passer pour … quelque chose, alors puisque j'y étais, même si je passai ensuite pour une folle peureuse mythomane, autant y aller. De toute façon, il avait raison : parler me faisait du bien.

"Je préfère vous prévenir : ce que je vais vous dire là est tout bonnement incroyable. Même moi, il m'arrive parfois d'en douter, alors que je l'ai vécu. Alors, ce n'est pas grave si vous ne me croyez pas … Mais c'est pourtant la vérité."

Je n'avais pas particulièrement envie de faire des "effets de suspense", ou autres. Je voulais juste lui dire que … que quoi ? Je ne savais pas. Le prévenir ; de quoi ? Allez, une question de plus à rajouter à la liste. Elle s'agrandissait de jour en jour, celle-là.

"Je viens d'une autre dimension. Sans ärm. On n'a pas besoin d'objet pour exercer sa magie. Dans cette dimension, Dieu était le Mal incarné, il voulait détruire la planète entière ; et nous, on devait l'arrêter, alors que tout le monde pensait que nous étions mauvaises, et que Dieu était bon."

Cela faisait un peu "il y avait tout pour nous mettre des bâtons dans les roues", mais c'était pourtant la vérité …

" … et quand je devais lui porter le coup fatal, il y eut une grande lumière … et je me suis retrouvée ici."

Voilà, j'avais résumé l'Histoire, mon histoire, celle qui figurerait dans les livres d'histoire des écoliers de ma dimension … si dimension il y avait encore.

"Vous pouvez me croire, ou pas. Mais c'est la vérité, ma parole étant tout ce que j'ai comme preuve."

Il pouvait me croire ou pas. Je crois que j'espérais tout de même qu'il me croie, c'est toujours plus agréable. Mais, ma parole ne valait pas grand-chose ici … Je réfléchis quelques secondes, puis demandai à mon tour :

"Et vous ? Si ce n'est pas trop indiscret."

Lucia avait un passé étrange. Venir ainsi d'une autre dimension n'était déjà pas commun, mais ce qu'elle racontait à propos d'affronter un dieu …

"Je vous crois, Lucia. Vous n'avez aucune raison de me mentir …"

Ce qui n'empêchait pas qu'il était difficile de comprendre réellement ce qu'elle disait. Cela paraissait tellement loin de la vie habituelle ! Se battre contre un dieu …

"Ma vie est bien moins intéressante que la vôtre. Vous me demandez d'où je viens ? J'ai vécu à Lestower jusqu'à l'âge de dix ans, puis à la campagne, dans un coin de Mär Heaven assez perdu, il faut l'avouer … Même quelqu'un qui a habité toute sa vie dans notre monde pourrait ne jamais en avoir entendu parler, alors vous qui venez d'ailleurs … Je suis arrivé à Thaeru il y a seulement quelques mois."

Il leva les yeux vers les trois lunes dans le ciel à présent totalement sombre.

"Rien de bien palpitant, après ce que vous avez vécu …"

"Cela dépend de là où on se place. Il y a des moments où j'aimerais bien avoir eu une vie un peu plus tranquille … Beaucoup, d'ailleurs … Et puis, j'imagine que vous avez appris des choses, comme moi j'en ai appris d'autres."

Ainsi, il avait vécu à Lestower, puis à la campagne, et enfin était venu à Thaeru … Il avait quand même une vie un peu plus mouvementée que la plupart des gens.

Mais il disait me croire … Ce n'était pas très commun non plus. Mais j'étais mal placée pour le dire, puisque si on m'avait raconté une pareille histoire, j'y aurais cru. Vu que j'en avais une … Enfin, voilà.

Je n'avais pas envie d'arrêter de discuter. Monsieur Eärfalas … m'apaisait, je crois que c'est le mot. Je repris donc :

"Le … hm … l'homme avec un masque –si ce n'est pas une femme-, est-ce vraiment un de vos soldats ? Il fait peur … Surtout la nuit."

Je m'aperçus que je n'avais plus peur. Elles avaient disparu, Elles n'étaient même plus derrière la porte. Je regardai Monsieur Eärfalas. Il devait Les repousser naturellement …?

Désormais, je n'aurai plus peur. J'étais plus forte qu'Elles. Je l'avais constaté … en parlant avec mon chef ? Il était de mon devoir de le protéger. Ce que je ferai, évidemment. Avec une volonté nouvelle. Je sentis que je lui serai loyale, comme une soldate à son chef. Une soldate peut-être un peu plus que loyale …

"Cela dépend de là où on se place. Il y a des moments où j'aimerais bien avoir eu une vie un peu plus tranquille … Beaucoup, d'ailleurs … Et puis, j'imagine que vous avez appris des choses, comme moi j'en ai appris d'autres."

Le regard tourné vers le ciel, le jeune homme en oubliait de maintenir son masque habituel ; ses lèvres se plissèrent en une moue désabusée. De là où elle était, il y avait peu de chances pour que Lucia le remarque, de toutes manières … Il avait en effet beaucoup appris. Mais, souvent, il s'en serait passé.

La voix de la jeune fille le tira de sa promenade hypnotique dans les jardins douloureux du passé. Chassant toute trace de mémoire de ses yeux, il les posa sur Lucia.

"L'homme au masque ?" demanda-t-il, un peu perdu. "Ah, vous parlez sans doute de Montjoie Saint-Denis ! Très grand, un long manteau noir, un masque blanc … ?"

La jeune fille acquiesça.

"Oui, Montjoie est bien un soldat de la Cross Guard … Ou une soldate." ajouta-t-il après un instant de réflexion. "À la vérité, je ne sais pas si c'est un homme ou une femme … Il ou elle est muet, et ne s'exprime que par écrit, aussi on ne peut pas se fier à sa voix pour juger …"

Athanase changea de position sur son rebord de fenêtre, laissant pendre une de ses jambes le long du mur.

"Je vous concède que Montjoie n'est pas à proprement parler quelqu'un de rassurant …"

Il ne put s'empêcher de se remémorer sa rencontre avec l'étrange soldat. C'était au tout début de cette refondation de la Cross Guard, il y avait … trois mois, déjà ? Si longtemps … Comment avait-il pu laisser, sans même s'en rendre compte, la situation s'installer ainsi pendant autant de semaines ?...

Cela n'aurait pas du se passer ainsi. Il n'aurait pas du rester chef. Il avait pourtant prévu de … remettre le titre en jeu, pour ainsi dire, dès qu'il y aurait plus de trois ou quatre soldats. Et cela ne s'était pas fait. Il n'avait pas non plus consolidé sa position, comme il aurait du le faire, à défaut de céder la place à quelqu'un de plus apte que lui à diriger un groupe. Enfin … Globalement, les soldats obéissaient. Même s'il avait parfois la désagréable impression qu'ils le faisaient comme on obéit à un jeune enfant, pour ne pas le blesser ou le vexer, plus que parce qu'ils reconnaissaient le bien fondé de ses suggestions. Comment avait-il pu s'habituer aussi vite à une telle situation ?...

Mais pourquoi ?... Où donc était l'erreur ?...

Quelqu'un qui faisait aussi peur était de plus muet ? Quelqu'un qui portait un masque, une cape, muet, et on ne savait pas de quel sexe il était ? Décidément, il –ou elle- faisait vraiment peur ; même Monsieur Eärfalas avouait qu'il n'était pas rassurant. Comment une seule et même personne pouvait être tout ça en même temps ? Je crois que je ne le saurai jamais … Dommage, c'était une bonne question pourtant …

Il y eut un silence, qui semblait tendre vers l'éternité. L'atmosphère avait un air magique, jamais je n'aurais pensé une seule seconde me retrouver un jour dans un situation pareille. Si magique était bien le mot, dans un monde … qui l'était. Hm …

Aurais-je un jour l'occasion de rejoindre mon monde d'origine ? Ce n'était pas sûr. Même vraiment improbable. Mais en ce moment, je ne regrettais rien. C'était pour passer des moments comme j'étais en train de vivre que j'aimais la vie. J'étais bien. Rien ne pressait, je n'avais pas d'obligations, je pouvais être naturelle … Pas de combat, pas de morts, pas de chagrin, de tristesse … Dans ce silence, je me sentais bien. Après tout, être arrivée ici n'était pas si mauvais que ça. Je trouverai bien une solution, si je voulais vraiment rejoindre mon monde. Quelque chose me disait que j'en aurais bientôt la possibilité … Mais je ne le ferai pas. Je commençais à me sentir "chez moi". Tous ces gens … que j'avais eu et que j'aurai la possibilité de rencontrer … Je ne pouvais pas les laisser comme ça ! Mais je penserai à tout ça plus tard. Pour le moment, je pouvais profiter … Ce sentiment de bien-être qui s'emparait de moi …

Était-ce mon chef qui me faisait cet effet-là ? Je ne savais pas. Ou peut-être n'était-ce rien qu'une impression éphémère … comme un papillon multicolore, de ceux qui se posent sur votre doigt, puis qui prennent leur envol jusqu'au ciel … On ne les revoit plus jamais ensuite. Tiens, j'avais un côté poète ?... Mais on était bien obligé de reconnaître le charisme de Monsieur Eärfalas. C'était impossible de ne pas le voir. Il avait une aura … de … Je ne trouvais pas le mot pour la décrire. Un jour, je trouverai. Chef de la Cross Guard … N'était-ce pas un travail un peu trop lourd pour lui ? Il croulerait certainement sous le poids des responsabilités … Il ne devait pas détruire sa vie pour ça. Mais je ne pouvais rien y faire, si c'était le chemin qu'il avait choisi.

Je me levais, totalement calme, et me plaçai devant la fenêtre où était assis Monsieur Eärfalas. Je rompis le silence.

"Pensez-vous qu'il fera beau demain ? Moi, j'y crois.", demandai-je en souriant.

Je ne sus jamais pourquoi j'avais dit ça. Mais jamais non plus je ne le regrettai.

Sans doute sans le faire exprès, la jeune fille tira Athanase de ses sombres pensées. Surpris, le jeune homme leva les yeux vers elle, et tenta comme il put de forcer ses lèvres en un simulacre de sourire en réponse au sien. Il se pencha vers la vitre, regardant le ciel nocturne.

"Vous avez sans doute raison … On voit les étoiles."

La nuit était claire. Il reconnaissait aisément les constellations les plus visibles, celles qui étaient composées des astres les plus lumineux. Il connaissait bien la voûte nocturne, pour avoir passé de nombreuses nuits d'insomnie à tenter de toutes ses forces de se concentrer sur de l'astronomie pour oublier ce qui le hantait et chassait le sommeil. Au cœur du triangle formé par les trois lunes trônait la constellation du sablier, avec son étoile centrale bleutée, dont la lumière paraissait osciller et donnait l'illusion du mouvement à l'ensemble. Plus bas sur l'horizon, Athanase pouvait distinguer l'un des deux gardiens de l'Ouest ; il était trop tôt dans la nuit pour voir le second. Des myriades d'autres constellations s'offraient au regard, et le jeune homme les connaissait toutes.

"Les étoiles d'un autre monde seraient-elles semblables aux nôtres ?..." murmura-il pour lui-même, les yeux rivés dans l'infini nocturne.

J'aurais dû faire plus attention aux étoiles de ma dimension. J'aurais peut-être pu répondre à Monsieur Eärfalas. De toute façon, était-ce vraiment une question ?... Je ne répondis pas, laissant l'interrogation planer. Peut-être, un jour, aurais-je la réponse. Les constellations me semblaient tout aussi étrangères que celles de mon propre monde. J'aurais vraiment dû y faire plus attention … Mais je gravai dans mon esprit l'image de la coûte céleste lumineuse. Pour pouvoir comparer au cas –totalement incroyable- où je voyagerais une novelle fois entre les dimensions.

Il était temps de partir …

"Je … retourne dans ma chambre. Hm … Bonne nuit, Monsieur."

J'avais presque déjà refermé la porte, quand je rajoutai :

"Comme il fera beau, je m'entraînerai demain, de bonne heure … Si vous voulez, vous pouvez vous entraîner avec moi. Mais vous n'êtes absolument pas obligé …"

Je refermai totalement a porte, me trouvant à nouveau seule dans le couloir sombre. Je marchai jusqu'à ma chambre sans encombre ; il n'y avait plus d'ombre. Disparues. Après tout, peut-être n'avaient-elle jamais existé ?... Sans doute. Plus jamais.

Je me couchai, sereine, et m'endormit presque immédiatement.

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