Je me glisse dans les rues comme une ombre grise. Les regards des passants ne s’arrêtent pas sur moi. À quelques mètres devant moi marche un jeune homme frêle ; je le suis depuis longtemps, sans pouvoir m’en empêcher.
Cela fait des mois que je l’ai rencontré pour la première fois. Je ne pensais pas qu’il allait prendre une telle importance dans ma vie, mais l’évidence est là. Je crois que maintenant je le connais bien ; je pense savoir mieux que quiconque quelle force l’anime, une force bien plus grande qu’il ne le laisse paraître.
Cette force me fascine.
Je le suis dans la ville et je devine à son pas rapide qu’il sait où il va. Il ralentit cependant, puis s’arrête tout à fait. Il semble hésiter à avancer davantage. J’ai envie de m’approcher, de l’aborder, de lui parler peut-être, mais je me contiens. Il y a des choses qu’il vaut mieux ignorer. Il y a des gens dont il vaut mieux ne pas connaître l’existence …
Il repart, et je le suis toujours. Je demeure derrière lui, comme une ombre. Mais il est vrai que je ne suis qu’une ombre … Sans y penser, par réflexe, je reste hors de sa vue. Comme s’il pouvait me remarquer … Mais c’est comme une habitude, quelque chose que l’on fait car c’est ainsi, tout simplement, comme l’on respire, et ce malgré que je le suive ainsi pour la première fois. Son pas est plus lent à présent. Plus il s’approche de son but, plus il semble vouloir s’en éloigner ; je voudrais lui demander … Non. Je ne peux pas lui parler, il faut que je m’en convainque …
Je n’aurais pas du le suivre. Je le connais depuis longtemps, mais l’inverse n’est pas vrai. Je ne l’ai que très peu vu, finalement. Mais cela m’a suffi. C’était une erreur de venir ici, la proximité me pousse à lui parler, alors qu’il ne me connaît pas … et ne me connaîtra jamais. Et d’ailleurs, que pourrais-je lui dire ?...
D’autres que moi n’ont pas ces scrupules. Plusieurs jeunes gens l’abordent, et je m’enfonce encore un peu plus dans l’ombre. De là où je suis, je n’entends pas ce qu’ils se disent. Peut-être parce que je ne le souhaite pas. Il ne m’appartient pas, je n’ai aucun droit à tout connaître de lui. Je peux au moins lui laisser un peu d’intimité … Mais tout à coup le ton monte. Celui qui semble être le chef de la troupe le saisit par le col ; il se dégage doucement, et je peux deviner à ses gestes qu’il tente de calmer le jeu. Mais peine perdue. Projeté avec violence contre le mur le plus proche, il tombe à genoux, le souffle coupé.
Le groupe se resserre autour de lui, et je ne vois plus rien. Rien qu’un reflet métallique qui jaillit de la mêlée.
Quand la troupe s’en va, enfin, le jeune homme est à terre, et le sang qui coule de sa blessure semble emporter avec lui toute la couleur de son visage.
Je reste figée. Incapable de réagir.
Je ne peux même pas pleurer. Un peu de lui demeure dans mon cœur serré, et m’empêche de laisser échapper la moindre larme. En mémoire de sa force. Pour le faire encore vivre, un peu, à travers moi.
Je suis immobile, debout dans la rue, telle une statue de marbre.
Mais au fond, l’Homme est-il autre chose ?...